30

 

  A l’inverse de son célèbre frère le Monitor, le Chenago est pratiquement inconnu de tous, sinon d’une poignée d’historiens de la Marine. Armé à New York au mois de juin 1862, il a immédiatement reçu l’ordre de se joindre à la flotte de l’Union qui interdisait l’entrée de Savannah. L’infortuné Chenago n’a jamais eu l’honneur de se servir de ses canons : à une heure de route du poste qui lui était assigné, il a rencontré une tempête et il a coulé, entraînant à 90 pieds sous les vagues les quarante-deux hommes qui constituaient son équipage.

  Dans la salle de conférence du bâtiment de renflouage Visalia, de la N.U.M.A., Pitt examine une pile de photos sous-marines de la tombe aquatique du Chenago prises par les plongeurs. L’athlétique maître de renflouage, Jack Folsom, mastique une énorme chique de chewing-gum et le regarde, guettant les inévitables questions.

  Pitt ne le fait pas languir.

— La coque est-elle demeurée intacte ?

  Folsom cale sa gomme dans un coin de sa mâchoire.

— Pas de fissures transversales à première vue. On ne peut pas vérifier entièrement, bien sûr, puisque la quille est enfoncée à plus de deux mètres dans le fond de la mer et qu’il y a près d’un mètre de sable à l’intérieur. Mais il me semble qu’il y a peu de chances que nous trouvions une rupture longitudinale. Je suis prêt à parier qu’on peut le remonter en un seul morceau.

— Quelle méthode préconisez-vous ?

— Des caissons pneumatiques Dallinger, répond Folsom. On les coule deux par deux de chaque côté de la carcasse. On les fixe et on les emplit d’air. La même méthode qui a permis de remonter le vieux sous-marin F-4 qui avait sombré au large d’Hawaï en 1915.

— Il faudra des pompes aspirantes pour nous débarrasser du sable. Plus la coque sera légère et moins elle courra le risque de se casser en deux ou trois. Il semble que le blindage ait tenu, mais le bordage de chêne, derrière, doit être pourri depuis longtemps.

— On peut également retirer les canons, explique Folsom. Ils sont accessibles.

  Pitt examine un plan original du Chenago. La silhouette familière du Monitor comporte une seule tourelle circulaire, mais le Chenago en a deux, une à chaque extrémité de la coque. De chacune des deux tourelles pointent deux canons Dahlgren jumelés de 32 à âme lisse qui pèsent plusieurs tonnes.

— Ces caissons pneumatiques, dit Pitt, l’air soudain pensif, pourraient-ils permettre de renflouer un avion du fond d’un lac ?

  Folsom s’arrête de mastiquer.

— Combien pèse-t-il ?

— Dans les 90 tonnes avec sa cargaison.

— Et à quelle profondeur ?

— 40, 45 mètres.

  On pourrait presque entendre ronronner les rouages de l’ordinateur mental de Folsom. Finalement le spécialiste du renflouage se remet à mastiquer.

— Je me servirais plutôt de grues.

— Des grues ?

— Amarrées sur une plate-forme stable, deux grues soulèveraient facilement ce poids-là. D’autre part, un avion est une quincaillerie fragile. Si vous vous servez de caissons Dollinger et qu’ils ne restent pas parfaitement synchrones pendant l’opération, ils risquent de vous démolir votre appareil. (Il s’arrête et regarde Pitt, l’air interrogateur.) Pourquoi ces questions hypothétiques ?

  Pitt ébauche un sourire lointain.

— On ne sait jamais si l’on n’aura pas à repêcher un avion.

— Bon, assez joué. Voyons, pour en revenir au Chenago

  Le regard de Pitt suit attentivement les croquis que Folsom commence à tracer au tableau noir. Le programme de plongées, les caissons pneumatiques, les bâtiments de surface et le cuirassé naufragé prennent forme à mesure que se déroulent les explications des opérations de renflouage. Selon toute apparence, Pitt semble profondément intéressé, mais rien de ce qu’il voit et entend ne s’enregistre dans son cerveau ; en esprit, il est à 3 000 kilomètres, au fond d’un lac du Colorado.

  Au moment précis où Folsom est en train de décrire les précautions de remorquage qu’il faudra respecter lorsque le Chenago reverra le jour pour la première fois depuis cent vingt-cinq ans> un homme d’équipage du Visalia passe la tête par l’écoutille et fait signe à Pitt.

— On vous appelle de la terre, Monsieur.

  Pitt tend le bras et prend un appareil placé sur un rayon ménagé dans la cloison du navire.

— Ici, Pitt.

— Tu es plus dur à dénicher que l’abominable homme des neiges, déclare une voix sur un accompagnement de friture.

— Qui est à l’appareil ?

— Si c’est pas une honte, dit la voix sarcastique ; je m’escrime dans un bureau crasseux jusqu’à 3 heures du matin pour te rendre service et tu ne te rappelles même pas mon nom.

— Excuse-moi, Paul, répond Pitt en riant, mais au radiotéléphone ta voix paraît deux octaves plus aigre que d’habitude.

  Paul Buckner, copain de longue date de Dirk et agent du F.B.I., baisse le ton : sa voix semble sortir maintenant de la boucle de sa ceinture.

— Tu entends mieux comme ça ?

— Bien mieux. Tu as mes renseignements ?

— Tout ce que tu voulais savoir. Et même plus.

— Vas-y, je t’écoute.

— Eh bien, pour commencer, le grade de l’officier qui, selon toi, a signé l’ordre de mission du Vixen 03 n’est pas exact.

— Mais « général » est le seul mot qui s’appliquait.

— Ce n’est pas démontré. Le grade s’écrit avec sept lettres. Tout ce que l’on peut lire est le cinquième caractère qui est un R. On a pensé tout naturellement que le Vixen 03 étant un appareil de l’Armée de l’air, piloté par un équipage de l’Armée de l’air, son ordre de mission ne pouvait être signé que par un officier de l’Armée de l’air. Pas vrai ?

— Evidemment. Alors apprend-moi donc ce que je ne sais pas.

— Okay, gros malin, je reconnais que je m’y suis laissé tromper aussi, surtout lorsque les recherches dans les archives de l’Armée de l’air n’ont rien donné qui concorde avec les lettres qui restent du nom de notre mystérieux officier. C’est alors que j’ai pensé tout à coup que le terme « Admirai » comporte également sept lettres et que la cinquième est là aussi un R.

  Pitt a l’impression que le champion du monde poids-lourd vient de lui placer un uppercut du droit au creux de l’estomac. « Admiral », Admiral, le mot se répercute dans sa tête. Personne n’a jamais pensé qu’un avion de l’Armée de l’air pouvait transporter du matériel de la Marine. Mais une idée décourageante le ramène sur terre.

— Le nom ? demande-t-il en redoutant presque la réponse. As-tu pu découvrir le nom ?

— Tout à fait élémentaire pour un esprit astucieux comme le mien. Le premier nom était facile. Six lettres dont trois connues : deux blancs puis LT suivi d’un autre blanc et d’un R. Cela m’a donné « Walter ». Venons-en maintenant à la pièce de résistance : le nom propre. Quatre lettres commençant par un B et finissant avec un S. Comme « Bullshit » (Littéralement : bouse de vache. Le terme peut signifier aux Etats-Unis n’importe quoi depuis « merde » jusqu’à « connerie ») ne concordait pas et que j’avais déjà le grade du type et son prénom, une simple recherche à l’ordinateur dans les dossiers du Bureau et les archives de la Marine m’a vite apporté une solution : « Admiral Walter Horatio Bass. »

— Si Bass était amiral en 1954, remarque Pitt, il doit avoir aujourd’hui plus de quatre-vingts ans, s’il n’est pas mort  – probable qu’il est mort.

— Le pessimisme ne mène à rien, dit Buckner. Bass était un as. J’ai lu son dossier. C’est impressionnant. Il a récolté sa première étoile à trente-huit ans. A ce moment-là, on pensait qu’il allait tout droit au poste de chef d’état-major de la Marine. Mais il a dû alors discuter un ordre ou répondre inconsidérément à un supérieur, parce qu’il s’est trouvé soudain transféré et nommé au commandement d’une base navale dans un trou perdu de l’océan Indien, ce qui, pour un officier de marine ambitieux, revient à peu près à commander une marie-salope dans le désert de Gobi. Il a pris sa retraite en octobre 1959. Il aura soixante-dix-sept ans en décembre.

— Tu ne vas pas me dire qu’il est encore de ce monde ?

— Il figure encore bel et bien sur les rôles de retraite de la Marine.

— Et il a une adresse ?

— Bass possède et dirige juste au sud de Lexington, en Virginie, une auberge qu’il a baptisée L’Auberge de la Marine. Tu vois le genre : on ne reçoit ni les enfants ni les chiens et les chats. Quinze chambres avec leur plomberie antédiluvienne et leurs lits à colonnes dans chacun desquels George Washington a passé une nuit.

— Paul, je te dois une fière chandelle.

— Ça t’ennuie de me mettre dans le coup ?

— Il est encore trop tôt.

— Tu es sûr que ce n’est pas une combine que devrait connaître le Bureau ?

— Cela n’entre pas dans votre juridiction.

— Je n’insiste pas.

— Merci encore.

— Okay, mon pote. Ecris quand tu auras d’autres boulots pour moi.

  Pitt raccroche, pousse un long soupir et sourit. Un nouveau voile de l’énigme est maintenant écarté. Il décide de ne pas appeler Abe Steiger, pas tout de suite. Il regarde Folsom.

— Pourriez-vous me couvrir pour le week-end ?

— Loin de moi l’idée d’insinuer que le patron n’est pas essentiel à l’exécution de notre opération, mais qu’importe, il me semble que nous pourrons nous débrouiller pendant quarante-huit heures sans votre précieuse présence. De quoi s’agit-il exactement ?

— D’un mystère vieux de trente-quatre ans, murmure Pitt. Et je vais aller chercher la solution en me reposant dans le calme et la paix d’une pittoresque auberge de campagne.

  Folsom le fixe pendant quelques secondes ; il ne lit rien de particulier dans les yeux verts et se retourne vers le tableau noir.

 

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